Des machines au livre

Ces quelques mots font suite à la conférence "Des livres aux machines" qui a eu lieu le 13 février 2012 au Centre Pompidou et traduisent au mieux mon état d'esprit concernant le livre, le web, les standards, le rôle du graphiste, l'obsolescence et la mémoire.


Préambule

Cette rencontre à Pompidou était l'archétype du débat démocratique contemporain. Des marchands de soupe - ici, Etienne Mineur et Frédéric Kaplan - prophétisant sur le futur technologique du livre, et proposant du même coup leurs services comme "facilitateurs" d'avenir ludique et radieux. La salle était en droit d'intervenir via Twitter (tapez "++" si vous êtes d'accord, "--" si vous ne l'êtes pas et "??" si vous avez une question). Au final, les questions se sont limitées à 3 - car bien-sûr les questions n'arrivent qu'à la fin, au moment où tout le monde est prié de rentrer chez soi. Alain Giffard - directeur du Groupement d'intérêt scientifique "Culture-Médias & Numérique" (sur la scène) et Guillaume Carnino des éditions l'échappée (dans la salle) ont tenté d'esquisser l'espace d'un débat, malheureusement vite effacé par Frédéric Kaplan et sa tueuse réplique: "dans le fond... nous sommes d'accord".

J'ai été graphiste "print", designer interactif, j'ai fait des sites web et des interfaces homme-machine, suis aujourd'hui chargé de cours en école d'art graphique et profite de cette page web pour écrire mon désaccord sur cette "gamification" de l'écrit.

Non à l'autodafé!

J'aimerais m'attaquer à cette expérience menée par Etienne Mineur: la destruction d'un livre par la technologie. Vous pouvez retrouver le livre qui disparaît sur le site des éditions volumiques (un bon vieux site en flash, histoire de continuer à nourrir la société Adobe - UPDATE 2013: un bon vieux Wordpress!). L'idée est de proposer un livre qui se détruit en quelques dizaines de minutes à partir du moment où vous commencez à le consulter. Vous avez bien lu et peut-être vu, c'est pour le moins étrange. Je voudrais rappeler à Etienne Mineur qu'il existe une technologie encore meilleur marché: l'allumette! Et que ce qu'il propose par cette expérience n'est rien d'autre qu'un autodafé.

Mais qui vous a souvent laisser tomber? Le livre papier ou les produits et services de haute technologie? Jusqu'à maintenant je n'ai pas encore eu l'occasion de consulter un livre qui tout à coup se mettait à flamber. Mais il ne se passe pas une journée sans qu'un de ces objets électroniques ne me fassent raler.

Obsolescence et non-comptabilité

La technologie informatique a été déterminante pour mon parcours professionnel et personnel. J'ai décidé d'entamer une carrière de graphiste à la fin des années 80, après avoir découvert les premiers Macintosh equipés d'Illustrator et d'Xpress, ainsi que les premières expériences graphiques du Magazine Emigre. J'ai décidé de me tourner vers l'Internet en 1995 après avoir découvert ces magnifiques pages grises ornées d'hyperliens bleus. Je suis devenu chargé de cours pour sensibiliser de jeunes architectes d'intérieur, de jeunes designers et de jeunes graphistes aux changements induits par la double (r)évolution du Personal Computer et du World Wide Web. Je suis sur tous les réseaux sociaux. J'utilise un macBookPro, un téléphone LG sous Android et bon nombre de mes textes, mails, photos, idées ou tests sont dans le Cloud, le plus souvent hébergés par Google. Pourtant, il ne se passe pas une journée sans qu'un de ces objets ou services ne me fassent pester.

Les raisons de ces agacements sont multiples. L'obsolescence en est certainement la première. Quand un de ces outils tombe en panne, il n'est pas question de le réparer. Il faut le jeter et en acheter un nouveau. Par ricochet, vous allez le plus souvent devoir racheter du software qui y était attaché. Et quand ce n'est pas la panne, ce sont les mises à jour permanentes des différents logiciels qui finissent par ralentir votre machine et ne vous laissent comme seul choix qu'un nouvel achat. Pour ces raisons d'obsolescence, aucun de mes enfants ne pourra profiter des jeux auquels j'ai pu jouer sur différentes machines ou utiliser les outils numériques que j'utilise aujoud'hui. Par contre, elles consultent et pourront continuer à consulter les livres-papiers que je continue d'acheter.

La non-comptabilité est une autre raison de mon irritabilité. Combien de câbles, de batteries, de contenus vérouillés et de supports numériques accumulés pour ne jamais trouver ceux voulus au moment voulu. Les industriels ne cherchent pas à développer chez vous un attachement à leur marque et à leurs produits, ils vous l'imposent.

Comment, dans ces conditions, faire confiance aux machines? Pourquoi leur confier notre mémoire? Je ne parle pas d'un patrimoine planétaire mais des photos de famille stockées sur CD gravés, déjà endommagés, et pour certains parfaitement illisibles.

L'objet imprimé reste aujourd'hui le seul moyen de la mémoire. Premièrement comme support lisible par tous et pour longtemps, et, tout aussi important, dans le besoin de tri qu'il nécessite. Vous n'imprimerez jamais l'exhaustivité de vos clichés numériques ou des pages de sites que vous "bookmarquez". C'est dans ces choix que la mémoire s'inscrit.

Penser le World Wide Web

A vouloir condamner certaines machines, ne brûlons pas l'Internet. Il est important de préserver la non-subordination du réseau aux machines, même si celles-ci le constituent, et de penser aux opportunités qu'il peut offrir à une diffusion d'un savoir. Faut-il réfuter l'internet comme suppôt d'un ultra-libéralisme au risque de le voir définitivement remplacé par un ensemble de voies privées, surveillées et taxées? Ne brûlons pas les routes mais pensons et défendons les moyens de les emprunter librement.

L'internet doit son essor à la création du World Wide Web comme ensemble de protocoles et du HTML comme langage. A l'origine, ces innovations avaient des buts précis: le partage (ou diffusion) d'un savoir technique et la possibilité d'une hyper-lecture comme nouvelle forme de collaboration. Langage simple et ouvert qui n'est la propriété d'aucune industrie mais que le consortium W3C tente de défendre au mieux et de développer avec le secours indispensable d'une très large communauté d'utilisateurs, de développeurs et de chercheurs. Les différentes évolutions se font avec un vrai souci d'ouverture. Les premières pages HTML accessibles au début des années 90 sont encore lisibles aujourd'hui par les navigateurs les plus récents. Et dans un souci d'accessibilité, si l'ensemble des recommandations d'écriture de pages HTML étaient respectées, nous devrions pouvoir lire en ligne sur une antique machine équipée du premier navigateur Mosaic.

La dérive fonctionnaliste - hier le fameux Web 2.0 et aujourd'hui toutes ces "Apps" que l'on télécharge pour une modique somme - ne devrait pas remettre en question la simplicité et le bien fondé des propositions qui ont contribué à la naissance du World Wide Web. La dérive fonctionnaliste de l'internet est bien réelle - je me fais plein d'amis mais je n'ai pas grand chose à leur dire - et introduit dans le réseau obsolescence et non-compatibilité. Un écrit lisible sur le Net est aujourd'hui enfermé dans un applicatif qui ne sera lisible que sous certaines conditions et le plus souvent non-transmissible. Dans ces conditions, l'écrit n'a plus valeur de mémoire.

World Wide Web, livre et espace public

Il faut continuer à écrire l'utopie du rhizome. Ou comment l'écrit, le dialogue, le discours, la lecture, l'écoute et la pensée peuvent-ils s'articuler dans différents espaces hétérogènes et non-hiérarchisés. Le rhizome s'étend bien au-delà de l'Internet, il est constitué d'autres lieux que sont ceux du livre et de l'espace public.

Certains entrevoient aujourd'hui de sauver l'écrit grâce à une lecture augmentée. Mais cette expérience hypertrophiée vide l'écrit de tout sens. C'est l'action sans raison. Il faut aujourd'hui retrouver le goût de l'écrit, comme seul moyen de la liberté de pensée. La lecture sur écran ne va pas nous reconciler avec la lecture, Elle n'est qu'un de ses moyens au même titre que les livres, journaux, revues, affiches, ou dazibaos.

Et la position du graphiste?

Le graphiste est au service de l'écrit. Il prend en charge lettres, mots, paragraphes et pages pour qu'ils soient lus dans les meilleures conditions. Et si certains font de très beaux ouvrages imprimés, beaucoup oublient les possibilités offertes par le réseau. Le graphiste doit aujourd'hui embrasser l'écrit sur écran en défendant des valeurs de lisibilité, d'ouverture et de diffusion, tout en travaillant à la complémentarité possible des différents moyens et supports de l'écrit, du dialogue et de la pensée.

Réfléchir à l'importance de la lecture sur écran ne se fera qu'en défendant les valeurs du livre et celles de l'affiche et non pas, sous couvert de nouvelles expériences, en introduisant dans l'écrit obsolescence et amnésie.

pyc pour un lieu subjectif...