Signes et codes

En écriture...

Quelques années déjà à tenter d'initier des graphistes de 4e et 5e année au nouveau paradigme numérique. Mais qu'entendre dans cette terminologie ? Et en quoi est-ce nouveau ?

Il est admis que le numérique a bouleversé les métiers graphiques, et ce à plusieurs reprises. La Photocomposition, dans les années 70, est une première insertion dans la chaîne graphique qui entraine la fin de l'impression plomb en offrant au caractère la liberté d'échapper au contrainte de la matière. La prolifération des typographies fantaisistes, de leurs déformations et mises en pages pousse le texte dans le décor. Le terme “Photo-Composition” pouvait présager de cette cannibalisation de l'écrit par l'image.

À la fin des années 80, la révolution de la Presse Assistée par Ordinateur mais surtout de l'ordinateur personnel et du Postscript sonne le glas du métier de photocomposeur en offrant toujours plus de liberté formelle, non seulement aux créatifs, mais à toute personne equipée d'un PC et d'une imprimante laser. C'est la fin des contraintes matérielles et du même coup des expertises typographiques, orthographiques, syntaxiques, sémantiques... Le texte s'abîme encore.

Le vrai bouleversement est provoqué par l'explosion d'Internet, ou plus précisément par le développement exponentiel du World Wide Web sous la forme de pages HTML et d'hyperliens. Une très grande partie des informations consommées sous forme de livres, catalogues ou dépliants, se voient alors hébergée sur la toile et consultée sur écran. Avec l'arrivée de Google, cette expérience n'est plus seulement nouvelle mais elle devient délicieusement addictive. La recherche d'informations en texte courant propose un nouveau rapport à l'écrit.

C'est par contre l'arrivée de contraintes matérielles pour le créatif, qui en retour n'a que peu de considération pour ce nouveau média. Il tente d'exceller sur Flash — encore ce besoin de s'accrocher à l'image — et refuse de célébrer le retour du texte. Pourtant, le tour de force de cette révolution est d'opérer une coupure nette entre le signe et son support. Le texte échappe à la contrainte du papier tout en ayant les informations sémantiques nécessaires à sa compréhension — balises titres, sous-titres, paragraphes, listes... Il ne revient plus au graphiste d'assurer la hiérarchie de l'information, c'est au féru d'HTML, le plus souvent autodidacte, d'assurer la lisibilité du texte.

Des questions restent en suspens : comment la grande majorité des graphistes ont pu regarder ce raz-de-marée avec dédain et pourquoi rien n'a vraiment changé dans l'enseignement des arts graphiques. Oui, les écoles ont plongé dans le tout numérique avec l'arrivée de la PAO par crainte de l’auto-formation. Ce qui nous pousse, non plus à développer des compétence métiers, mais des compétences outils avec l'impossibilité de concurrencer efficacement les tutoriaux toujours plus nombreux et en libre accès. Mais qui se pose la question du sens de l'écrit ? Comment les élèves en design graphique peuvent apprendre la micro-typographie quand ils sont, au mieux, lecteurs occasionnels ?

La lecture et l'écriture sont le lot des codeurs. Ces nouveaux moines-copistes n'ont pas seulement une meilleure lecture du texte, mais développent une approche narrative sous forme de programmes et d'interactions. Ce sont ceux-là - diplômés ou autodidactes - qui aujourd'hui naviguent au cœur du texte et peuvent lui faire la promesse de nouveaux horizons.

Alors oui, il y un besoin urgent pour les écoles d'arts graphiques d'établir des liens avec ces nouveaux talents. Le soucis est qu'un grand nombre de codeurs, développeurs ou intégrateurs préemptent aujourd'hui les postes de directeurs artistiques. Les liens entres ces différentes écoles peuvent s'avérer très compliqués sous prétexte que leurs élèves respectifs sont en concurrence direct. Il peut exister une légitimité chez les jeunes codeurs qui pensent sans trop de problème pouvoir offrir une prestation graphique quand les graphistes sont dans l'impossibilité d'exceller en code.

En abordant le numérique uniquement par l'outil, les écoles de création se sont tirées une balle dans le pied. Une vision interactive et cross-media échappe complètement aux limites de l'A suite créative. Il s'agit aujourd'hui d'appréhender et d'agréger tous types d'informations dans le but de déployer des solutions communicantes originales. Nous ne sommes plus à l'heure du design global où une image de marque pouvait tromper son monde mais à l'heure des contenus numériques infiltrants.

Si les collaborations entre les écoles de graphistes et les écoles de codeurs sont nécessaires, elles sont un pis-aller si les enseignements ne sont pas rapidement repensés dans le but d'établir un vocabulaire commun, une méthodologie commune, mais surtout une passion commune pour le texte. Et c'est pour les élèves d'écoles de création que la route pourrait être la plus longue. Ils appréhendent encore à créer grilles et feuilles de styles dans leurs outils de prédilection alors qu'il est urgent pour eux de commencer à réfléchir en termes de variables et de fonctions. Il n'est pas étonnant de voir encore un bon nombre d'entre eux vouloir faire de l'édition print dans les domaines de la culture, de la mode ou du luxe par peur de l'inconnu.

L'enseignement graphique à le devoir de relever les challenges de ces nouvelles instances pour apporter lisibilité et poésie à un texte qui aujourd'hui apparaît dans ces nouvelles formes comme une mauvaise copie de l'affiche et du livre. Ma contribution - dans le cadre de mes différents cours, workshops et collaborations - est d'esquisser ces nouveaux mondes. Un des meilleurs moyens d'appréhender ce nouveau paradigme numérique est d'initier les élèves aux pratiques systématiques d'artistes comme François Morellet ou Sol LeWitt. Je ne cède pas à l'attrait de l'abstrait expérientiel (peut-être par manque de compétence processuelle) et reste très attaché au livre et à l'affiche comme espaces de connaissance, de poésie et de partage. Je privilégie, avec les élèves, d’incessants allers-retours entre virtuel et réel dans l'utopie de retrouver du sens au métier de graphiste.

— pyc pour un lieu subjectif... Mai 2014